Société

“La mission de notre association, c’est de rendre la justice accessible à toutes les personnes handicapées” : Interview d’Anne-Sarah Kertudo, fondatrice de l’association Droit Pluriel

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Lors de mon super week-end au festival Pop&psy (dont je te parle dans cet article), j’ai eu l’occasion d’écouter lors d’une table ronde puis de rencontrer Anne-Sarah Kertudo. J’ai pu lui poser quelques questions pour toi, et je t’invite chaudement à lire ce qu’elle m’a dit, car son association est de nécessité publique ! Que tu sois toi-même handi, qu’un de tes proches le soit, ou juste par pur bon sens commun, retiens le nom de cette asso, qui pourrait t’être utile à n’importe quel moment dans ta vie.

- Bonjour Anne-Sarah Kertudo ! Pouvez-vous vous présenter, et présenter votre association ? 

- Bonjour ! Je suis la directrice de Droit Pluriel*. La mission de notre association, c’est de rendre la justice accessible à toutes et tous. Il y a deux axes d’action : la formation et l’information. D’une part, on forme des professionnels de justice (magistrats, avocats, gendarmes) au domaine du handicap, les situations liées, l’accessibilité, l’inclusion. Et d’une autre part, on fait de l’information du public, où on informe les personnes en situation de handicap du droit. On a une permanence juridique* 100% accessible et gratuite appelée “Agir Handicap”, où les personnes nous contactent par téléphone, par mail ou par visio langue des signes, de façon à ce que tout le monde puisse avoir accès à nos juristes et nos avocats partout en France, sur tous les domaines de droit.

- Donc votre association est complètement centrée sur l’aspect juridique de l’handicap, c'est bien ça ?

- Tout à fait ! Il faut comprendre que le handicap, c’est la première cause de saisine du défenseur des droits. C’est-à-dire, c’est la première cause de discrimination qui fait appel juridiquement au défenseur des droits. La discrimination, c’est du droit. C’est se faire refuser un emploi, ne pas pouvoir faire scolariser son enfant à l’école, être victime de viol, des violences conjuguales (4 femmes sur 5 femmes handicapées sont concernées), du droit des assurances, de la succession, du logement… Tous les droits finalement. On est confronté en permanence au droit, mais on est pas formés. On ne se rend pas compte que tout est droit, donc en général on ne se défend pas, on ne sait pas, à la limite on demande à un copain qui ne sait pas forcément mieux, et on se débrouille. Alors que le droit, c'est les règles qui régissent les relations entre les gens, qui permettent de bien vivre ensemble. Ce sont les règles du jeu, en quelque sorte, et c’est comme si on se lançait dans ce jeu sans en connaître les règles. Si y’a de tels dysfonctionnements, c’est aussi parce que personne ne connaît les règles du jeu.

- Est-ce qu’il y a un événement dans votre vie qui vous a donné envie de créer Droit Pluriel ou est-ce le fruit d’une longue réflexion ? En bref, qu’est-ce qui vous a poussé à créer cette asso ?

- J’ai fait du droit, et j’ai notamment travaillé dans l’accès au droit pendant des années. J’ai fait des permanences juridiques gratuites, comme plein d'autres jeunes juristes. On écoutait les femmes battues, les sans-papiers, les sans domicile, les prostituées, les toxicomanes, etc. Comme je suis malentendante, je me suis à un moment interrogée : il n’y avait aucune personne sourde, notamment qui s’exprime en langue des signes, pour faire des permanences similaires. J’ai donc créé ce lieu-là avec la première permanence juridique en langue des signes pour les sourds, pendant 10 ans. Je me suis petit à petit rendu compte qu’il y avait des difficultés du côté des personnes sourdes mais aussi du côté des professionnels du droit, qui étaient complètement perdus. Il fallait leur expliquer ce qu’était un interprète en langue des signes, pourquoi les sourds ont été interdits de leur langue de par leur histoire donc ayant des soucis avec l’écrit, etc. Il fallait aussi expliquer le droit aux sourds, qui n’y avaient pas accès jusque-là. Et puis après, je suis devenue aveugle, donc la langue des signes n’était plus possible, et donc je me suis tournée vers toutes les situations de handicap.

- Est-ce que vous pouvez nous raconter une situation qui vous a marqué lors de votre permanence à Droit Pluriel ?

- Il y en a tant, en 20 ans, on en voit beaucoup. J’ai écrit mon livre Est-ce qu’on entend la mer à Paris sur ces permanences, et je parle notamment de situations qui m’ont marqué. J’y parle par exemple de cette mère sourde, qui ne sait pas lire et écrire (comme 80% des personnes parlant uniquement en langue des signes). Elle vient me voir et me dit (en langue des signes) qu’elle a reçu un papier et qu’elle ignore ce que c’est. Je lui lis et lui traduit : “Vous avez abandonné votre enfant. Vous avez abandonné tous droits sur l’enfant : garde, visite, hébergement… Vous avez laissé l’autorité parentale au père”. Elle s’effondre en larmes, et elle m’explique ce qu’il s’est passé. Elle est tombée enceinte avec un entendant, l’enfant est arrivé, le père s’est totalement désintéressé de la mère et ne s’intéressait qu’à l’enfant. Elle était dans une situation où elle ne pouvait pas participer à beaucoup de moments de la vie de son enfant : le père faisait les rendez-vous à l’école, au médecin, etc. Parce qu’elle est en langue des lignes, elle était dans l’incommunicabilité et il la mettait de côté à chaque fois. Elle se sentait de plus en plus inférieure, humiliée, incapable, perdant toute confiance en ses capacités de mère, alors qu’il y avait des solutions possible, comme avoir un interprête. Un jour, le père lui a dit qu’ils étaient convoqués par la justice juste pour une formalité pour l’enfant. En vérité, ils se sont retrouvés face au juge des affaires familiales car le père avait demandé une convocation, sans interprète mais il avait dit à la juge qu’il serait l'interprète. Au final, lors de ses traductions, il l’a complètement manipulé, et n’a pas traduit de manière juste ce qui était dit par la juge et par la mère. Il a dit à la juge : “Ma femme veut abandonner le droit de garde, de visite, d’hébergement, parce que je m’en vais à l’autre bout de la France avec l’enfant”. C’est gravissime de la part de la juge, car elle laisse parler les deux parties d’une affaire d’une seule voix, celle du père entendant. C’est une énorme faute professionnelle qui est passée car la mère est handicapée.

- C’est terrible. Est-ce que vous êtes toujours confrontées à des personnes qui ne vont pas bien, car elles sont dans des situations compliquées comme celle-ci ?

- Non pas toujours ! Certaines personnes viennent nous voir simplement pour connaître quelques informations, pas forcément pour gérer des situations graves. Il y a évidemment des personnes dans des situations très critiques, mais c’est vraiment variable.

- Et pour finir, ma dernière question : qu’est-ce qui vous a motivé à venir ici, au festival Pop&psy ?

- Dans mon asso, on aborde tous les handicaps. Le handicap psychique est probablement celui qui est le moins bien connu. Je suis venue notamment pour faire une table ronde autour de l’inclusion au travail des personnes concernées par les handicaps psychiques. Adapter le poste pour une personne en fauteuil roulant, les gens savent globalement comment faire : un ascenseur doit être présent, avoir une rampe d’accès, etc. Adapter le poste d’une personne avec un handicap psychique, personne ne sait faire. Il faut qu’on parle de ça, qu’on fasse de l’information, que ça devienne un sujet normal. Beaucoup de personnes traversent des situations d’handicap psychique, donc ce n’est pas anodin, pourtant ça reste méconnu et mal adapté. Ca me semble important d’être présent ici pour ça, normaliser les handicaps psychiques. 

Merci à Anne-Sarah Kertudo pour son temps et la richesse de notre échange !


*Liens utiles : 

- Site internet de l’association : https://droitpluriel.fr/ 

- Plateforme de la permanence juridique Agir Handicap : https://droitpluriel.fr/agir/ 

Par Romane Galopin

Dernière modification le 07/12/2023 à 14h54

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